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Le voyage du héros

La dernière causerie de        Paul Rebillot

Quand Paul Rebillot a été très malade, il a fortement ressenti le besoin de donner un dernier entretien.

Cela s'est passé le 21 décembre 2009, en présence de de Lina, sa soignante, et de Melissa Kay, son amie et co-rédactrice de longue date, qui a enregisté ses propos.

Rebillot est mort le 11 février 2010, et Melissa Kay a retranscrit cet entreien par peu après.


“Cela fait trois semaines maintenant que je réfléchis à ce que je voudrais dire. Je ne sais pas pourquoi. Je n'ai aucune idée de ce qui me pousse à le faire, mais j'ai l'impression que la maison est pleine de gens qui attendent une déclaration de ma part. Quand je parle avec toi, Melissa, et avec toi, Lina, je sais bien qu'il n'y a ici que nous trois et j'en suis surpris, car j'ai l'impression que la maison est pleine de gens. C'est comme s'il y avait sur le seuil de la porte des gens à l'écoute, qui m'observent, crayon ou stylo en main, prêts à noter ce que je vais déclarer — alors qu'en réalité, il n'y a ici personne pour prendre note de ce que j'ai à dire. Il n'y a personne, et ça m'étonne. Je les vois qui m'observent avec intérêt, les yeux grands ouverts — et pourtant il n'y a personne. J'aimerais quand même bien savoir pourquoi ces gens m'observent et ce qu'ils attendent de moi…

J'en déduis que j'arrive au terme de ma vie et qu'il est temps pour moi de faire une déclaration. Il faut que je fasse savoir au monde ce que j'ai appris. Ne rien déclarer, ce serait ne rien avoir appris, ce qui serait un comble après toutes ces d'années — j'ai 78 ans après tout, ça compte! Donc, je tiens à communiquer.


Mais comment m'y prendre? Qui suis-je? Et pourtant, je ressens le besoin de communiquer, ne serait-ce que pour répondre à la délicatesse avec laquelle vous vous occupez de moi. Comment t'ai-je appelée, déjà, Lina? “Avala”…  — Ça n'est pas très loin d'Avalokiteshvara, déité de la compassion.

Il me semble la voir en toi, cette déité de la compassion, si riche d'amour que c'est vers elle que l'on se tourne les larmes aux yeux, quand on en est privé. Avalokiteshvara qui, sous son aspect masculin, sème des turquoises sur son chemin et comble le monde de beauté… Avalokiteshvara qui, partout sur son passage, laisse compassion et beauté.


On vous dit dans l'état d'Avalokiteshvara quand, travaillant avec quelqu'un, ou simplement au contact de quelqu'un, vous vous dites soudain: “Ah… Alors c'est ça…! Aha!”

Une gestalt prend forme — quelque chose de nouveau et de beau — et vous, vous gagnez en profondeur dans votre compréhension de la nature humaine. Avalokiteshvara: je comprends quelque chose de l'autre. Et qu'y a-t-il d'autre à comprendre? Que peut-on comprendre de plus que “quelque chose” de la totalité? C'est comme une illumination: Avalokiteshvara…

Quand j'ai des problèmes avec les gens — et des problèmes avec les gens, j'en ai eu beaucoup — je dédie la situation à Avalokiteshvara, l'adjurant de m'aider à tirer de l'expérience une leçon, une façon de m'y prendre, une prière.

Quand j'ai eu des problèmes avec Dick Price et John Lilly — oui, j'ai été en difficulté avec ces gens fabuleux et tout aussi terrifants — j'ai dédié ces circonstances de ma vie à Avalokiteshvara. J'ai prié: “Avalokiteshvara, dis-moi ce qu'il faut que je comprenne de tout ça! Sinon je suis bon pour me faire virer de la planète…”. Je me suis fait virer d'Esalen, je me suis fait virer de beaucoup d'endroits superbes parce que je n'avais pas tiré de l'expérience les leçons que j'aurais dû en tirer.

Avalokiteshvara… qui voit et le bon et le mauvais, qui voit ce qu'il faut faire compte tenu de la situation, qui le pointe du doigt et dit “Aha, c'est ça!”. Quand vous apprenez ça, quand vous éprouvez cet éclair de conscience, ce moment de vérité, votre vie s'ouvre… Et c'est beau.


Toutes mes prières à Avalokiteshvara m'ont appris une chose: je ne suis pas fait pour avoir un maître. Je peux être instruit par quelqu'un, je peux tirer la leçon des propos de quelqu'un, mais je ne peux pas prendre quelqu'un pour maître. Je suis, j'ai dû être, mon propre maître — aussi triste, aussi difficile, vraiment difficile, que ce fût. Toutes les fois où j'ai essayé de prendre quelqu'un pour maître, toutes les fois où j'aurais voulu dire: “C'est Untel mon maître, c'est Untel qui m'enseigne”, je n'ai pu le dire. Tout ce que je pouvais faire, c'était, comme les Japonais, pointer mon nez du doigt et déclarer: “Il est là, mon maître”.

Ainsi, quand on me demandait “D'où vient votre travail? Qui en est à l'origine?", la seule réponse possible consistait à pointer mon nez du doigt et dire: “La voilà, l'origine”. Et j'en étais fier. J'ai toujours été fier de ne devoir l'origine de mon travail qu'à moi-même. Ce que j'ai découvert, je l'ai découvert par moi-même.

Bien sûr, je suis passé par l'Université de Détroit, San Francisco State College, Stanford University: tous ces lieux ont participé à ce qui me fonde. Mais de fait, mon vrai point d'appui, cela aura été mes pieds — mes pieds et mon nez. Parfois, ça m'a fait peur, parfois ça m'a attristé de ne pas avoir le genre de point d'appui que j'aurais aimé avoir. Cela m'a parfois valu d'être rejeté, et parfois à juste titre, parce que je n'avais pas de base suffisamment robuste à mettre en avant. Je l'accepte. Je suis fait de multiples couches, certaines bonnes, et d'autres moins. J'ai accepté certaines des raisons pour lesquelles il m'est arrivé d'être rejeté.

D'un autre côté, je me suis rendu compte que si je voulais occuper dans le monde une place qui me permette d'apprendre et d'enseigner, il me fallait des gens autour de moi, avec qui je sois d'accord et qui, d'accord ou pas avec moi, me connaissent assez pour dire : “Paul Rebillot, je le connais; il fait ça, ça et ça”, de sorte que je puisse poursuivre mon chemin en toute honnêteté.

Être honnête, ça avait du sens pour moi. Je ne voulais pas me présenter comme un label ou une certification, comme, disons, un fleuriste qui brandirait une photo de fleur et déclarerait: “Ça, c'est ce que je suis”. Et voilà, c'est lui, ça le représente, ça manifeste qui il est, ça dit au monde ce qu'il faut savoir de lui. Un peu comme au temps des blasons où on pouvait déclarer: “Voici mon blason, voici qui je suis. Ceci représente mon père et ma mère, qui se sont rencontrés pour me créer — et moi, je suis une création de grande valeur! Après tout, je suis là, non? Ce blason, c'est moi.”


En y réfléchissant bien, je me suis aperçu que le plus excitant dans tout cela, c'est que je suis… “rien”! Quand on dissèque ce mot, “rien”… “nothing”… “no-thing”… pas une seule chose”. Je ne suis rien, je ne suis aucune chose. Donc, je suis, je peux devenir toute chose! Je suis tout et tout est possible du simple fait que je ne suis rien…

Ainsi, je ne suis rien — et ce qu'il y a derrière rien, derrière aucune chose, c'est le vide — et si je suis le vide je suis en mesure d'être toutes les choses. C'est stupéfiant, comme découverte!

Tout ce que j'ai élaboré, partant de moi-même, a pu voir le jour du fait que je ne suis rien. Quel charme! Quelle coïncidence! Quel champ d'action! Pouvoir construire tout un univers à partir de rien…

C'est cela que l'astronaute, s'étant aventuré dans l'univers, revient donner à voir: tout, et rien.


Cette réflexion sur le néant me vient en fait de ma tante Hélène qui fut pour moi une vraie grand'mère. Quand je mettais de l'ordre dans la cuisine, le matin, il fallait qu'elle intervienne: “Oh, Genie (on m'appelait Genie, pour Eugene), ce n'est pas comme ça qu'on fait! Regarde, je te montre…”. Elle me montrait alors comment, par exemple, on passe la serpillière. Elle la passait à sa façon, celle qui, à ses yeux, était la bonne. Mais ce qu'elle me montrait par la même occasion, c'est que la bonne façon, ça n'existe pas. Car si je le faisais à ma façon qui n'était pas la bonne à ses yeux mais pouvait quand même convenir à d'autres, alors ma façon, la mauvaise, était tout aussi bonne… — Et ça, tante Hélène, c'est quelque chose que j'ai appris tout seul!

Quand je jouais au sous-sol, tante Hélène m'appelait du haut de l'escalier. “Genie, qu'est-ce que tu fabriques encore en bas? Encore en train de brasser le vide, c'est ça?” Ce que je brassais, c'était moi! Je brassais des petits univers, des petits bonshommes avec des sombreros et des ânes, des petits bonshommes comme moi, en fait. Ça ne lui plaisait pas beaucoup, parce que je semais la pagaille dans son sous-sol qu'elle tenait à garder impeccable. Ce qu'elle voulait vraiment dire, c'était: “Arrête de semer la pagaille, avec ta façon de brasser le vide!”.

Eh oui, j'étais un brasseur de vide. J'essayais bien de m'en empêcher, mais je n'y arrivais pas. Ne rien faire était un besoin chez moi. Il fallait que je brasse le vide — parce que brasser le vide, c'est une merveilleuse façon d'être au monde.

Plus tard, quand j'ai commencé à enseigner en Europe, ça me plaisait beaucoup d'enseigner aux gens à brasser le vide. Je leur apprenais à ne rien faire. Apprendre à bien ne rien faire, ça compte! Ça se faisait en mettant deux “rien” en présence l'un de l'autre, de façon à ce qu'il en sorte quelque chose.

C'est ça, finalement, que l'astronaute revient montrer au monde et aux autres astronautes : comment mettre deux “rien” en présence l'un de l'autre — et prouver que ça peut se faire — et après, tout le monde rentre chez soi retrouver des gens épatants avec un cœur et une âme.

Moi, je rentrais reprendre le cours de ma vie, je rentrais retrouver mon amour — je rentrais montrer à ceux que j'aime comment ne rien faire et leur faire comprendre que ne rien faire, c'est une bonne chose!


Ainsi, quand je me demandais de quoi j'allais parler aujourd'hui, je me suis aperçu que ce serait, en toute simplicité et en vérité, de rien.

Parce que rien, c'est tout ce qui fait le monde.”


P.R.

Rédaction Melissa Kay.

Traduction Catherine Lagarde