Le 8 avril 2017, le groupe d'extrême-droite English Defence League (EDL) rassemble des membres venus de divers lieux pour venir manifester à Birmingham. Saffiyah Khan, née à Birmingham, est là aussi, pour témoigner au cas où les manifestants s'en prendraient à des musulmans. Quand un groupe menaçant encercle une jeune femme voilée, elle vient se placer à son côté pour signifier que celle-ci n'est pas seule. Le photographe Joe Giddens immortalise le face-à-face entre Saffiyah Khan et les manifestants. Immédiatement tweetée par la députée de Birmingham, la photo devient virale et fait le tour du monde en quatre-vingt minutes accompagnée du commentaire acerbe de la députée: “Qui donne ici l'impression d'avoir le pouvoir? L'authentique Brummy [habitant(e) de Birmingham] ou l'immigré d'EDL, venu pour la journée dans notre ville et incapable de s'intégrer?”
Face à la menace, Saffiyah Khan n'a pas détourné le regard, elle n'a pas baissé les yeux. Elle a pris sa place, physiquement. Elle n'est pas tombée dans le jeu des agresseurs — invective, injure et imprécation. Et c'est elle qui a pris le pouvoir. La photo qui la montre, jeune femme souriante face à un homme qui éructe des grossièretés, nous invite à revisiter ce en quoi réside notre propre pouvoir — la capacité de prendre ou défendre notre place, de nous faire respecter et de faire respecter les autres — et les diverses manières dont nous pouvons l'exprimer.
À chacun sa place
Le pouvoir est avant tout une question de place: celle que l'on occupe, celle que l'autre occupe, celle que l'on s'accorde ou se refuse mutuellement. Cela commence dans la famille, dès la toute petite enfance. Les extrêmes? “Je suis au centre (voire je suis le centre), donc j'existe”… Ou “Je suis en périphérie, je n'existe pas”… L'idéal? Pouvoir alterner de façon fluide et sereine entre ces deux postures en fonction de ses besoins et des circonstances. Ce que nous dit la photo de Saffiyah Khan? Venant s'interposer, elle se place au centre, et affirme sans même avoir à le dire: “Cette femme est à sa place. Je suis à ma place”. Affirmation que renforcera le tweet sarcastique de la députée Jessie Philips.
Au-delà de la place occupée, l'expression du pouvoir est une question de dynamique des groupes. Pour Will Schutz (pionnier de la dynamique des groupes et auteur de Elements of Encounter), les interactions au sein d'un groupe s'articulent autour de trois types de besoins, plus ou moins assumés, plus ou moins exprimés, plus ou moins respectés.
Trois besoins sociaux
L'inclusion vient de l'importance que l'on s'accorde les uns aux autres. Pour Schutz, qui dit inclusion dit intérêt pour l'autre, attention, écoute. Ainsi, quand j'exprime mon point de vue, m'écoute-t-on… ou me coupe-t-on la parole? Est-ce que l'on tient compte de ce que je dis… ou est-ce que je parle dans le vide? Alors… inclus, exclus?
Être inclus, cela semble a priori dépendre du bon vouloir des autres. Mais on peut aussi examiner la façon dont on interagit avec eux et s'interroger sur sa propre cohérence. Si mon point de vue est marginalisé, est-ce plutôt en raison des circonstances objectives, ou de ma propre ambiguïté? M'arrive-t-il parfois de saboter une possible influence, un possible pouvoir? — Sachant qu'il ne s'agit ici en aucun cas de sous-entendre que les victimes d'abus de pouvoir le seraient de leur propre fait.
Le deuxième besoin en matière de dynamique des groupes c'est le contrôle. Pour Schutz, qui dit contrôle dit décision: à propos des décisions qui me concernent, voire m'impliquent, ai-je mon mot à dire? Suis-je là uniquement pour faire illusion, tenir la chandelle et exécuter?… À l'inverse, quand c'est moi qui suis en mesure de décider, quelle place fais-je aux autres? Alors… dominant, dominé? Et, sur ce plan aussi, suis-je cohérent? Se pourrait-il, quand on décide sans moi, qu'en fait, cela m'arrange?
Enfin, le troisième besoin identifié par Schutz est d'ordre affectif. C'est le degré de proximité ou distance qui existe entre les personnes et qui, équilibré, laisse un sentiment de bonne entente. En réunion, on peut ainsi observer qui envoie des signes d'encouragement, de soutien. Ou en présence d'avis divergents, ce qui prime: les faits, ou le souhait de ménager les autres, d'être apprécié? Alors… proche, distant? Et, là encore, cohérent?
Qui joue, à quoi, et comment ?
Ainsi, ces trois besoins régissent les interaction au sein d'un groupe. L'inclusion permet de jouer la partie au côté des autres; le contrôle, d'influer sur les règles du jeu; et la proximité affective, de promouvoir un minimum de bonne entente… Quand on trouve une réponse équilibrée qui tient compte des besoins des personnes comme des nécessités du contexte, le sentiment de pouvoir personnel éprouvé par les uns et les autres est positif.
À l'inverse, souhaiter être inclus dans un groupe qui ignore votre présence et votre contribution; aspirer à éclairer les décisions qui vont vous toucher mais n'avoir d'autre choix que les subir; ou désirer “bien s'entendre” avec des gens qui vous tiennent à distance, voire vous battent froid, voilà autant d'occasions de ressentir un sentiment impuissance.
Quand Saffiyah Khan vient se placer au côté de la jeune femme encerclée et, avec elle, fait face aux racistes qui leur hurlent des insultes, elle s'impose dans “la partie” en cours, incluant et la victime, … et l'agresseur dont elle défie la menace, regard direct, sourire aux lèvres… et les mains dans les poches! Par la même occasion, elle change la donne et les règles du jeu et, dès lors, c'est elle qui, effectivement, contrôle la situation. Enfin, sa présence est d'autant plus puissante qu'elle tient l'autre à distance avec une maîtrise remarquable.
Expérimenter jusqu'où aller dans le pouvoir…
Peut-être s'est-il agi pour elle d'un de ces moments de grâce particuliers ou tout s'impose avec clarté et ou, sans avoir à réfléchir, on trouve d'emblée la posture, les gestes et les mots (ou le silence) les plus justes et les mieux adaptés aux circonstances. Comme elle le rappelle elle-même, si elle a cette fois-ci trouvé une parade efficace, ce n'est pas pour autant que sourire est pas à tout jamais la meilleure façon de s'affirmer avec puissance. Il est en tout cas certain que cela ne peut se résumer à suivre la liste des "n conseils avisés pour…” telle qu'on en trouve partout sur la toile. Pour gagner en lucidité sur ce qui est en train de se passer, et pour croître en maturité dans le choix de jouer telle ou telle partition, il faut en passer par l'expérience vécue.
Tous, nous avons subi ou été témoin d'une incivilité, voire d'une agression, en présence de laquelle nous sommes intervenus ou pas, de façon plus ou moins judicieuse. Tous, nous avons eu l'occasion de passer en force et nous l'avons saisie ou pas, pour plus tard le regretter ou nous en louer.
Revisiter votre expérience du pouvoir et reconfigurer la façon dont vous l'éprouvez, c'est justement ce que propose le parcours Jusqu'où aller dans le pouvoir?
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T.K. et C.L.
“Inclusion, contrôle,
proximité affective”
“Naviguer
entre les extrêmes”
“Puissance,
impuissance,
ou surpuissance?”
“Croître en fluidité
— et en lucidité”
“Prendre ou défendre notre place —
ou celle de l'autre”
Le pouvoir, une question de justesse
Tony Khabaz et Catherine Lagarde
Quand Saffiyah Khan, regard direct, sourire aux lèvres et mains dans les poches, défie un manifestant d'extrême-droite, sa posture de pouvoir marque les esprits et fait chauffer les réseaux sociaux. Et nous, au quotidien, comment nous en sortons-nous?
Yayoi Kusama , Gleaming Lights of the Souls

Saffiyah Khan, Birmingham le 8 avril 2017. Photo Joe Giddens