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Le voyage du héros

Mon voyage avec Paul Rebillot

Tony Khabaz

11 février 2020



Le 11 février 2010, Paul Rebillot est mort. Il l'a fait à sa façon à lui, d'humain parmi nous tous, mortels. C'était le 11 février 2010, et j'ai oublié l'heure.

Je parle ici de ce en quoi son existence a infléchi le cours de la mienne.


En quête de liberté

En 1976, Paul Rebillot facilitait Le voyage du héros en France pour la troisième fois.

La même année, j'interrompais mes études de littérature et de théologie à l'université américaine de Beyrouth et j'abandonnais un pays en guerre pour rejoindre New York University.

Je venais d'une culture où tout le monde, à chaque instant, entend vous dicter ce que vous devez être, ressentir, faire. Ma tête de hippie, visage mangé par la barbe et les cheveux, n'arrangeait rien. J'en dérangeais plus d'un et, moi, tous me dérangeaient.

Avec la guerre, être soi étaient devenu encore plus périlleux. Il fallait être pour les uns contre les autres, sinon on était pour les autres contre les uns. Moi, j'étais contre le pour ou contre. J'avais l'obligation de choisir en horreur. Aussi quand, pris en otage par un groupe d'hommes armés jusqu'aux dents, je me suis entendu demander “Cette guerre… à qui la faute?”, convaincu d'être perdu de toutes façons et refusant de n'être un jouet entre leurs mains, j'ai répondu: ”Tout le monde”. Furieux, mon interlocuteur m'a asséné que j'étais dépourvu de toute idéologie, donc d'opinion. Donc, je n'étais pas un homme. Donc, je pouvais m'apprêter à être exécuté.

Je fus délivré. Mais après m'avoir sauvé la vie, on entendait en disposer. J'étais désormais sous l'emprise de ceux à qui je la devais… et il n'y avait plus d'autre issue que me libérer de mes libérateurs.

Je m'envolai vers l'Université de New York. Là, je m'efforçais de me défaire des limites de la culture que l'on m'avait imposée. Me libérer — de tout et de tous — était une idée fixe. Découvrir qui j'étais et qui je pouvais être, une obsession. J'étais en quête d'une façon d'être et de faire nouvelle, la mienne.

Et pourtant, m'adapter à une nouvelle culture parut vite imposer, là encore, une voie et une seule, toute simple et bien droite — alors qu'à mes yeux, le chemin n'était que circonvolutions, hauts et bas, et que chaque détour avait sa valeur. Compliqué pour compliqué, me disais-je, je préfère encore être libre de mes choix et ne pas m'attarder à ce que les autres vont penser de moi… Compliqué pour compliqué, du moins cela le serait-il à ma manière à moi!

Arrivé étudiant au look hippisant, au lendemain d'un concert de Robert Gordon (interprète de… I want to be free) je décidai de me défaire de ma barbe. Peu après, je me fis couper les cheveux. Mon style, désormais, c'était: “rockabilly”! Je fréquentais les clubs de musique de l'East Village et surtout le Mudd Club à Tribeca, et par la grâce de quelques substances d'emprunt, j'explorais des états de conscience différents.

J'y trouvais un moyen d'intensifier mes sensations, tout particulièrement quand j'écoutais de la musique et de la poésie. J'accédais alors à des perceptions qui me libéraient du point de vue étriqué, traditionnel, local, qui m'avait tant pesé. Une partie de moi s'échappait dans d'autres dimensions et, de là, observait ma réalité et la façon dont je la vivais. Je constatais que cette réalité n'était pas la seule à déterminer ce que je devais faire ou pas. J'identifiais en quoi je pouvais contourner les contraintes apparentes pour vivre plus en harmonie avec la personne que je me sentais être.

Par la même occasion, je voyais confirmée la valeur de moments comme ceux où, gamin sautillant au côté de mon grand-père sur les restanques de son jardin-verger du Chouf, j'avais vu s'incarner une sagesse que n'affectent ni le temps, ni l'espace.

Il y avait bien, dans mon entourage, des amis qui cherchaient dans la psychothérapie les réponses à leurs propres interrogations, mais leurs témoignages me laissaient sur ma faim. Loin de dépasser leurs limites, ils semblaient encore plus soucieux de s'adapter aux attentes de leur environnement et anxieux de ne pas y parvenir, et je les voyais s'égarer dans des élaborations mentales aux ramifications sans fin, pour lesquelles j'éprouvais une franche répulsion.

Tel est le contexte dans lequel j'entendis pour la première fois parler des approches dites “mouvement du potentiel humain”. J'étais au Lone Star Cafe en compagnie d'un ami et de Catherine, une nouvelle connaissance, et nous attendions que commence un concert de Carl Perkins, le créateur de Blue Suede Shoes… Tout en buvant un verre, nous en étions venus à parler d'états de conscience modifiés. C'est le moment que choisit Catherine pour évoquer Carlos Castaneda puis, de fil en aiguille, ses propres expériences de bioénergie, respiration holotropique, gestalt et autres… Elle eût pu tout aussi bien débattre d'architecture, je vivais dans un autre monde. Dans l'immédiat, une seule chose m'importait était que la musique commence.

Quelques mois plus tard, elle faisait en France l'expérience du Voyage du héros — opportunité qu'elle guettait depuis 1974 après avoir raté, pour cause de grèves de trains, deux parcours de Rebillot qui s'inscrivaient dans sa formation d'origine. De retour à New York, elle me parla de cette expérience avec élan; j'écoutai avec un intérêt… relatif.

Nous ne nous sommes pas arrêtés à ces différences et nous avons décidé de vivre ensemble. Quelques années plus tard, nous étions en France et, plus précisément, nous passions nos vacances non loin de Trimurti où Rebillot s'apprêtait à faciliter le parcours La toison d'or. J'y conduisis Catherine. Sept jours plus tard, je revins la chercher. Je sortais de la voiture quand je la vis, au bout du chemin, avancer en compagnie d'un homme. Elle avait l'air épanoui, radieux, et j'ai immédiatement eu l'impression qu'elle sortait d'une grande aventure. Celui qui l'accompagnait, c'était Paul Rebillot. Avec lui, le contact fut immédiat, d'une simplicité absolue. En quelques instants seulement, nous étions sur la même longueur d'onde, et passer des mots convenus de gens courtois au demi-mot de ceux qui savent de quoi on se parle fut quasi instantané.


Répondre à l'appel

Un an plus tard, Rebillot facilitait avec Tina de Souza le parcours The Dance of Life: Afro-Brazilian Mythology. Cette fois, je comptais bien être de la partie! Avais-je l'air radieux et épanoui à la fin de la semaine? Personne ne me l'a dit en ces termes, mais, moi, je n'ai pas été déçu du voyage!

Chez Rebillot, j'ai aimé l'absence de toute norme et de tout jugement. Moi qui avais en horreur les théories, les étiquettes et les diktats, j'étais aux anges. Il n'y avait là aucun message, aucun projet, aucune volonté de vous amener quelque part. Juste des perches tendues, à saisir… ou pas.

Le plaisir de m'engager dans les activités proposées de façon spontanée, sans la moindre arrière-pensée, était total. Je n'avais qu'à me laisser porter et jouer de ce qui se présentait, exactement comme j'avais appris à le faire dans le passé. Et j'y trouvais effectivement, par le seul jeu de l'énergie, la possibilité d'atteindre des états de conscience modifiés et une possibilité de voyager en moi que je n'avais plus exercée depuis des années.

L'expérience était d'autant plus libératrice que Rebillot avait, plus que quiconque, les pieds sur terre. Pendant que vous caracoliez dans une autre dimension, il tenait les rênes. Et pour cela, il était averti, il était solide, vous pouviez lui faire confiance.

Je revins de ce parcours avec un fort surcroît d'énergie et de vitalité. Un an plus tard, je m'embarquais enfin pour Le voyage du héros. Je m'y suis profondément amusé. Jouer avec mon énergie, mes sensations, mes émotions, mes images, mes pensées… Je me suis éclaté! Cela correspondait absolument à ma nature. Tout me paraissait normal, rien ne me choquait. Je partais comme une flèche, prêt à tout essayer et me disant qu'il serait toujours bien temps de comprendre. Pour moi, tout était jeu.

Pendant Le voyage, ma trajectoire a été jalonnée de sensations fortes et d'images intriguantes, et j'en suis reparti avec des symboles indélébiles qui me portent aujourd'hui encore. Quand je suis en état de doute, il me suffit de me reconnecter avec tout cela… et je retrouve l'envie de prendre des risques.

Avec Le voyage du héros, j'ai beaucoup appris. La valeur de ces acquis? Ils ne valent que pour moi et sur la base de la personne que j'étais alors. L'intérêt de ces acquis? Peut-être étais-je bien bête de n'avoir pas encore compris cela. Dans mon cas, il aura fallu Le voyage du héros pour que ces “leçons” s'inscrivent en moi, bien au-delà de la compréhension purement intellectuelle.

Dans mon rapport à moi-même, j'ai découvert que c'était uniquement au niveau du cœur que je pouvais réconcilier les forces antagonistes en moi. Dans ma relation avec les autres, j'étais alors quelqu'un de tranchant, prompt à m'entêter ou à rompre. J'ai appris à mieux laisser venir, à m'intéresser, à accueillir. J'ai aussi gagné en discernement dans le choix de mes alliés, distinguant mieux les gens réellement bienveillants de ceux qui, en fait, n'étaient que condescendants. Surtout, Le voyage a influé sur la pratique de consultant et de coach qui était alors la mienne. En intervention, mes propositions ont gagné en profondeur, elles sont devenues plus habitées.

Après Le voyage, j'ai rejoint Paul Rebillot au fil d'autres parcours comme Rituels de transformation, Just for Fun, Mort et résurrection… Chaque fois, l'expérience était puissante — et riche de leçons. J'étais de plus en plus intrigué par l'acuité des propositions de Rebillot et le pouvoir de transformation de sa facilitation. En bref, j'étais prêt à passer du rôle de voyageur à celui de qui concocte l'expérience.

J'ai demandé à Rebillot de me former. Dès qu'un groupe de formation a pu être constitué, je m'y suis joint. J'y ai consacré quatre années. Très vite, il m'a demandé de l'assister dans la facilitation de ses parcours. À mon grand regret, j'ai été plusieurs fois dans l'impossibilité de venir l'assister quand il me le proposait, mais toutes les fois où je pouvais me libérer, j'allais le rejoindre en France, en Allemagne ou en Irlande. Et j'ai réussi à m'organiser pour l'assister dans la facilitation de l'ensemble du dernier cycle de formation qu'il conduisit en France sur trois années.

Cet enseignement dans l'action ponctué  de sessions de supervision a constitué pour moi une occasion toujours renouvelée de plonger dans ce qui faisait l'intelligence de son approche et de sa façon d'être, en présence des personnes comme des groupes.


En présence de Paul Rebillot

Voyageur ou facilitateur, j'ai été témoin de nombreux retours adressés à Rebillot. Qu'ai-je éprouvé moi-même? Qu'ai-je entendu les autres dire de leur propre expérience? Qu'apprenait-on à son contact? Il était question de présence authentique; de liberté et de responsabilité; et d'égalité. Cela ne résume en rien la richesse et la complexité de ce que des centaines de personnes peuvent avoir éprouvé, au fil des ans, au contact de Rebillot, mais ce sont là quelques points saillants.

Rebillot était présent. Ses yeux clairs, son regard pénétrant, sa voix profonde, puissante, sa posture assurée, son calme: tout, chez lui, signifiait “Je suis là”. Et être là, seulement être là, et y être totalement, c'était le cœur de son travail. Il était là, il regardait, il écoutait… et il vous proposait comment orienter votre attention et votre énergie.

Être soi dans toute son authenticité, tel était son unique message. Y compris si, dans le cadre du groupe, cela devait passer par quelques manifestations “socialement incorrectes”. Il appelait alors à la rescousse son talent de comédien pour mettre tout le monde à l'aise — et il savait le faire de façon très drôle. Quand par exemple, il incarnait, avec toute la vigueur et l'ironie dont il était capable, un héros évanescent pétri d'idéal aux prises avec un “démon” priapique, péteur et éructant, le groupe entier s'effondrait de rire… Il aurait alors pu en rajouter. Mais il n'oubliait jamais l'intention qui orientait chacune de ses interventions. Son intention avait été d'encourager les voyageurs à vivre l'expérience sans se censurer? Dès qu'il estimait y être parvenu, il revenait aux indications précises, exigeantes, qui allaient servir de garde-fou pour l'activité à venir.

À chaque étape, à chaque instant, il se déroulait quelque chose et vous ne saviez jamais ce qui allait surgir. Certes, la destination était connue, mais vents et vagues venaient secouer le navire. À gauche, Charybde; à droite, Scylla… La boussole montrait le nord, et Rebillot vous apprenait à tenir le cap.

Dès lors, vous étiez libres. L'agilité avec laquelle vous vous saisissiez d'une proposition, l'intensité que vous mettiez à “y aller”, votre façon d'aller droit à l'essentiel ou de temporiser en parcourant toutes vos circonvolutions intérieures, la ténacité avec laquelle vous teniez bon pour “aller au fond des choses” ou votre choix de laisser tomber… Tout était possible. Et tous ces possibles dépendaient de vous. Rien ne vous obligeait à aller plus loin ou plus vite que vous ne le désiriez. Tout ce que vous faisiez ou pas était acceptable, et accepté — dans le cadre de quelques règles du jeu, fondées principalement sur le respect et la sécurité, pour soi et les autres.

Mais ce choix, c'est vous qui en étiez responsable. Rebillot était d'une clarté absolue sur ce point: “Je ne suis pas là pour vous forcer à travailler, disait-il, je ne suis pas fasciste. Mais je ne suis pas complaisant. Ce que vous faites, vous en êtes responsables.” Et cette responsabilité, la vôtre, allait de pair avec votre honnêteté. Quitter le navire était une possibilité et une liberté. Mais la décision, vous deviez en assumer la responsabilité et vous deviez l'annoncer, franchement, explicitement… Le voyage suivait peut-être la trame des grandes histoires de l'humanité, mais ce n'était en aucun cas l'occasion de (se) raconter des histoires!

Ainsi, être présent et authentique était un des aspects du contrat; et assumer la responsabilité de ses choix, en était un autre.

Dans son rapport aux gens, Rebillot était d'une générosité immense. Il était dépourvu de jugement — et sans doute son expérience personnelle y était-elle pour beaucoup. Pour lui, quel que soit son chemin, où qu'il en soit, chacun était digne de la même attention, de la même écoute, de la même considération. À ses yeux, tout le monde était égal. C'était à la fois un principe humain intangible et un rouage essentiel de la dynamique de groupe sur laquelle il s'appuyait pour conforter la dynamique propre à chacun.

Jamais Rebillot ne se plaçait en position haute ou à la place centrale. Et si son charisme pouvait faire croire à certains qu'ils pouvaient le situer ainsi, il les décourageait très vite. N'ayant rien à vendre, rien à prouver, il n'était pas du genre à se faire mousser ou à pérorer devant un auditoire énamouré. “On ne saurait me faire de plus beau compliment, disait-il, que de m'inclure dans le cercle aux côtés des autres.”

Attentif à encourager chacun dans son propre voyage, Rebillot veillait aussi à ce que personne ne se démarque du reste du groupe, y compris quand c'était en toute ingénuité. Rapidement, il ramenait la personne à l'essentiel, et le groupe aussi par la même occasion, ainsi qu'en témoigne l'anecdote suivante.

À l'issue d'une méditation guidée, Rebillot facilitait un tour de parole pour vérifier où en étaient les uns et les autres. Une personne prit la parole pour décrire l'expérience qu'elle venait de vivre. Elle avait gravi une montagne au sommet de laquelle elle avait trouvé, réunis, Jésus, Mahomet et le Bouddha. Rebillot suivait le récit attentivement. Après que la personne se fut tue, il attendit un instant. Puis il demanda: “Et pendant tout ce temps, comment respirais-tu?” La personne répondit: “Mais… j'avais le souffle coupé!”. Rebillot prit le sien. Puis, amicalement: “La prochaine fois… Respire”.


À… ici et maintenant!

En 2008, Rebillot a définitivement quitté l'Europe pour regagner San Francisco. En juin 2010, il est tombé très malade. J'avais régulièrement de ses nouvelles, je l'appelais parfois. Parfois seulement: je fais partie des personnes qui font confiance à la profondeur du sentiment et à l'ineffable, plus qu'à la quantité de temps passé ensemble. En revanche, je le fréquentais beaucoup en esprit, et c'est encore vrai aujourd'hui.

Mais le 11 février 2010, il m'a beaucoup manqué. Il me fallait lui parler, là, tout de suite.

Melissa Kay, l'amie qui l'accompagnait depuis si longtemps a décroché le téléphone.

“Ah, Tony, c'est toi, m'a-t-elle dit. Paul ne parle pas.”

J'ai été saisi d'effroi. D'emblée, j'y suis allé à la Paul, sans détours ni circonlocutions. “Que veux-tu dire? Il est mort?”

“Non, non, a-t-elle répondu, c'est juste qu'il ne parle pas.”

Je lui ai demandé de dire plus tard à Paul que c'était moi qui avais appelé et je me suis préparé à raccrocher.

“Attends, a-t-elle dit, il me fait signe. Ne coupe pas, je pose le récepteur sur son oreiller, à côté de son visage.”

J'ai dit: “Hi, Paul, this is Tony…”.

Un silence, puis: “Hi, Tony!”.

Que dire, à quelqu'un qui est en train de mourir, à des milliers de kilomètres?

J'ai dit: “Paul, I love you.”

Un silence, puis: “I love you too”.

Ce furent les dernières paroles de Paul Rebillot — ainsi le rapporta Melissa.

Quelques heures plus tard, il rendit le dernier souffle.

On peut se séparer sur “À tout de suite”, “À plus tard”, “Adieu”…     

Gestaltiste de bonne souche, Rebillot était en faveur de l'“ici et maintenant”.

Alors, “À ici et maintenant”?

Et puis… quoi?

“Respire…”

T.K.

Récit rédigé avec le concours de Catherine Lagarde


François Bourru