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Le voyage du héros

Un début, des péripéties, une fin… Un héros?

     À l'origine du Voyage du héros il y a les mythes. Des histoires à raconter, à se raconter, à se faire raconter. Des histoires pas fausses pour autant. Des histoires de vieux mais pas forcément séniles. Des histoires apparemment plus bizarres les unes que les autres, et sans doute plus bizarres que les histoires de la vie quotidienne. Quoique?…

     Comme toutes les histoires, une histoire de héros présente un début, des péripéties et une fin — heureuse ou pas, c'est une autre question. Nous voici donc nantis d'un héros. Plus rarement d'une héroïne, avènement du patriarcat oblige — mais rien n'a jamais empêché les femmes dotées d'un peu d'imagination de s'identifier aussi bien au musculeux Héraclès qu'à Hippolyte, reine des Amazones; ou de se prendre pour le très malin Ulysse aussi bien que pour Circé, grande magicienne…

(Pour une lecture aisée, convenons de parler désormais d'un personnage tri-genre avec, pour les accords grammaticaux, une préférence pour le genre neutre.)

     Au début donc, le héros se trouve engagé sur une voie… pas forcément choisie d'emblée… mais il persévère. Si c'est seulement distraction ou forfanterie de sa part, les évènements se chargeront de le remettre à sa juste place, et il n'en restera guère qu'un cadavre sur le bord d'un chemin, une paysanne essorée ou un marin abruti. S'il surmonte les obstacles qui se dressent sur son chemin, il deviendra chaque fois un peu plus avisé, et l'histoire pourra se prolonger. À défaut, il n'aura jamais été qu'un héros potentiel, un jeune présomptueux de plus à disparaître dans le lointain sans plus jamais donner de nouvelles. Car ce n'est qu'à la toute fin lorsqu'il revient chez lui, que tous distingueront en lui le “héros” qu'il est devenu au fil de ses aventures.


Rembobinons…

     Le voyage du héros tire son origine d'un ouvrage de Joseph Campbell daté de 1949, fondé sur l'étude de multiples mythes du monde entier. Vers la fin des années 60, Campbell fréquente l'institut Esalen, en Californie. Il y côtoie Paul Rebillot. En 1973, celui-ci crée un parcours expérientiel, d'emblée identifié comme Le voyage du héros. La renommée de ce parcours gagne immédiatement toute l'Europe et s'étend en France et en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, en Irlande et en Italie.

     Trente et quelques années plus tard, des approches différentes se font jour, présentées elles aussi comme Le voyage du héros. Sur de nombreux points pourtant, elles diffèrent radicalement du Voyage créé par Rebillot trente cinq ans plus tôt. Pour n'en nommer que quelques uns…

     Le Voyage ne signe pas le récit de votre vie et de ses péripéties — ni dans le passé, ni dans l'avenir. Ce n'est pas un récit évènementiel; ce n'est pas un récit chronologique. Ce n'est pas un projet téléguidé par un objectif précis. Ce n'est pas non plus une approche mentale et encore moins une analyse.

     Tel que Rebillot l'a conçu, Le voyage du héros est avant tout une expérience, ressentie par le biais de sensations charnelles, d'émotions et d'images: une expérience, donc, incarnée, éprouvée et symbolisée… qui permet de se découvrir sous un jour nouveau.                Toutefois, cette expérience est tout sauf hasardeuse. Elle est rigoureusement structurée, selon les étapes clés dégagées par Campbell — et laissant de côté, parmi les points de passage identifiés, ceux qui ne sont réellement que des variantes d'une même étape). Celles-ci sont finalement peu nombreuses: il y en a cinq, articulées selon une dynamique précise.

     Tout d'abord, L'appel: quelque chose vient “turlupiner” le potentiel héros. La confirmation: un évènement, une personne, un objet… confirment le bien-fondé de son désir d'un “autre chose”, différent de sa vie quotidienne. L'affrontement: un “gardien” se dresse sur ce qui marque un seuil. Le mystère: ayant passé outre avec succès, le héros potentiel fait des découvertes et endure des épreuves toutes plus surprenantes les unes que les autres — il se découvre intensément à la fois autre, et plus que jamais soi-même. Le retour: il s'agit alors, défi ultime, de revenir jouer son rôle parmi les siens, seulement teinté d'une nouvelle façon de percevoir et d'être. À ce moment-là seulement, le potentiel héros devient, au yeux de tous, un véritable “héros”.

     Que tirer de cette expérience, parmi tous les aspects singuliers qu'elle présente? C'est une expérience à la fois hors du temps et hors de soi, et aussi au cœur du temps et au cœur de soi.


Hors du temps et dans le temps

     Sur le plan du temps, la mise en récit des aventures d'un héros n'est qu'une façon limitée de suggérer une expérience, car le Voyage s'abstrait des règles de la temporalité telle que nous l'éprouvons au quotidien.

     D'une part, comme l'affirme Rebillot, “Le voyage du héros est l'occasion de vivre un parcours de transformation dans le cadre de pratiques rituelles où s'interpénètrent éternel et chronologie. Se placer ici et maintenant dans la dynamique d'une structure archétypique, c'est situer le quotidien sous le signe de l'éternité. Il devient alors possible d'instaurer un dialogue entre ces deux dimensions. Une brèche est ouverte, par laquelle les archétypes ont accès à notre vie de tous les jours et lui insufflent énergie et structure. Ce que permet le théâtre-rituel, c'est l'interpénétration de ces deux mondes.” (Paul Rebillot, The Call to Adventure, 1993, réédité sous le titre The Hero's Journey, 2017, et traduit en italien: Il viaggio dell'eroe, 2018)

     D'autre part, l'expérience vécue montre bien que l'on se situe hors d'un cadre temporel bordé par un début et une fin. Nombre de Voyageurs en témoignent…

     “Cela fait plusieurs années que je voulais vivre le Voyage sans parvenir à larguer les amarres. En fait, je ne me sentais pas prêt à le faire. Sans bien m'en rendre compte, j'étais déjà en route tout en refusant de l'admettre. Mon Voyage avait déjà commencé.”

     Ou “Depuis mon retour chez moi, je m'aperçois que la pression du quotidien peut m'amener à me couper de ce que j'ai vécu au cours de mon Voyage. Oui, j'en suis revenu, et pourtant, j'ai besoin de me remémorer mon parcours pour y trouver l'énergie qui me permet de prolonger mon Voyage.”

     Car, eh oui, on peut bien nous raconter qu'Élissa (plus tard connue sous le nom de Didon) part de Phénicie précisément en vue de fonder une ville. Ou que Jason quitte la Grèce pour la Colchide afin d'en rapporter, précisément, la Toison d'or… Mais dans l'expérience vécue par bien des Voyageurs, l'objet de leur quête — ou plutôt, le sens de leur quête — ne se dévoile que progressivement au fil du parcours. Il leur apparaît plus précisément à mesure qu'ils surmontent les embûches qui se présentent sur leur chemin, et que s'affine en eux, non seulement ce qui les a mis en mouvement, mais aussi ce qui les maintient en mouvement…

     À mesure que l'on avance dans le Voyage, on revisite L'appel, L'affrontement, La découverte du mystère… Une fois le parcours vécu, on continue le Voyage. Et dans nos vies quotidiennes, nous ne pouvons jamais précisément nous situer à telle ou telle étape d'un voyage dont nous serions les héros auto-proclamés.

     Dans “la vraie vie”, à tout moment nous avons le choix. Nous pouvons entendre l'écho de notre Appel ou choisir le déni et reprendre le dialogue démoniaque des “et si…” et des “mais quand même…”. Nous pouvons éprouver à nouveau la tension émotionnelle de L'affrontement, oublier que nous l'avons pourtant déjà surmonté une fois et… nous repasser en boucle la litanie de nos si nombreuses limites face à un Gardien-Démon qui ne s'en laisse pas conter. Face à une, deux ou trois embûches, voire à un défi particulièrement déstabilisant, nous pouvons replonger dans nos vieilles façons d'être.

     … Ou nous pouvons rebondir, avec un désir réaffirmé, en quête de ce que nous pressentons de ce que nous pouvons être… À moins qu'il ne s'agisse là d'épreuves destinées à nous faire prendre prendre conscience d'une obstination déraisonnable?… Ou, “revenant en arrière”, de découvrir l'Appel sous un jour nouveau?


Un temps de la re-création continue

     De fait, Le voyage du héros, n'a ni début, ni fin. La ligne du temps ne s'y déploie pas de façon définitivement horizontale entre passé, présent et avenir. Elle ne s'y présente pas de façon définitivement verticale, transcendant la totalité de l'expérience humaine, et peut-être autre. Le temps s'y enroule sur lui-même et les étapes présumées successives du Voyage se superposent constamment. Comme dans une hélice…

(“Hélice”: image d'un ressort de matelas qui se déploie en hauteur. “Spire”: tour complet d'une hélice. “Spirale”: image d'un ressort de montre se déployant sur un plan horizontal)

… la spire sur laquelle on se situe n'est jamais la même. À tout moment, la dégringolade est possible. On s'imaginait enfin éclairé? Et non! Mais pour qui renonce à s'affirmer une fois pour toutes “droit dans ses bottes” (ou “droite dans ses escarpins”), pour qui persiste à se considérer comme un héros “potentiel” perpétuellement en chemin, perpétuellement curieux de ce que les circonstances lui réservent comme possibilité d'être vraiment soi, le Voyage continue dans un temps où toute l'aventure tient dans une tête d'épingle.

     Conçu ainsi, le Voyage représente la tension créatrice, constamment présente, à laquelle nous avons à tout moment le pouvoir de nous dérober… ou de consentir, nous qui sommes nés sans l'intervention d'un dieu ou d'une déesse et demeurons à la recherche d'un semblant de compréhension de notre nature mortelle pour y introduire un peu d'intemporalité.

     Comme le dit Rebillot, le Voyage est la cartographie du changement, toujours recommencé, jamais véritablement abouti — jusqu'à notre dernier souffle.

     

Hors de soi et au rendez-soi

     Au-delà de la question du temps Le voyage du héros permet d'aborder celle des personnages mythiques. Car il n'est avant tout que la métaphore d'une aventure intérieure dans laquelle tous les personnages et tous les rôles — héros potentiel… soutiens… adversaires… — ne sont pour chacun que des facettes de soi-même, en soi-même.

     On représente souvent le héros en lutte contre “le mal”. On le voit terrasser des monstres, des chimères (en Europe, de préférence des dragons). Mais ces monstres, ces chimères, ces dragons ne vivent pas ailleurs, ils ne se situent pas à l'extérieur, et ce n'est pas en cherchant à jouer le rôle convenu d'un héros que l'on empêchera ce fait: nos démons sont bel et bien en chacun de nous. Et une fois vaincu le méchant venu d'ailleurs que nous aurons bouté hors de nos frontières (personnelles, culturelles, nationales) cela ne va pas empêcher notre démon intérieur de subsister en nous et de nous gâcher la vie.

     Peur, doutes, découragement… Le démon intérieur peut être féroce. En un tour de main, il peut paralyser le potentiel héros… d'autant plus qu'il le connaît très bien, et sait précisément là où ça fait mal, là où ça démoralise. Potentiel héros vous étiez vaillamment parti en quête d'une expérience digne de vous? Et vous voici soudain timoré, velléitaire… versatile. Une petite sieste voilà ce qu'il vous faut… Et vous contenter, l'espace d'un instant, de faire de beaux rêves. De son côté, ce n'est pas le gardien qui serait contre un peu de repos… (Et vous voici quasiment la main dans la main…)

     Alors… Gentil héros contre méchant démon-gardien? Ce n'est pas aussi simple. Le démon est aussi là pour tempérer le côté fougueux de notre potentiel héros et l'empêcher de courir à sa perte avant d'avoir prouvé qu'il a un minimum de jugeotte et qu'il ne va pas  s'effondrer à la première chiquenaude. Car, si le démon-gardien est un adversaire, c'est surtout un adversaire valable. Son opposition est pour le potentiel héros l'occasion de croître en sagacité et en courage. Les obstacles qu'il dresse sur le seuil et sous d'autres aspects bien au-delà, sont autant d'occasion de préparer le héros à surmonter l'épreuve suivante. Ces expériences modifient la conscience qu'a le potentiel héros de sa quête… et la conscience qu'a le gardien de ce dont il doit préserver le héros.

     La gloire du héros à son retour n'est pas vanité. Elle est lucidité. Elle est simplicité. “Vainqueur”, il l'est surtout de ses idées préconçues à l'égard des autres comme de lui-même, de son orgueil déplacé comme des faiblesses qui lui servent d'excuse — mais qu'il lui arrive d'attribuer aux autres. Il est celui qui s'est frotté à ce qu'il croit étranger pour découvrir ce qu'il est lui, vraiment. Le héros ne s'auto-proclame pas comme tel. Ce qui compte, ce n'est pas ce ne sont pas les “hauts faits”, ce qu'il accompli. C'est une façon d'être renouvelée, revivifiée, qui englobe et dépasse ce que qu'il a déjà vécu.


À la vie, à la mort…

     Le voyage constitue avant tout une expérience initiatique. Et surtout, il mène toujours à une nouvelle étape dans l'affrontement entre les forces vitales antagonistes en soi — et dans leur agrégation que l'on sait désormais possible, puisque l'on est parvenu au moins une fois à l'éprouver… pour un certain temps. Car à la différence des mythes, dans “la vraie vie”, tout cela ne connaît pas de fin autre que la mort — ou la répétition qui est une autre sorte de mort.

     Parmi tout ce que nous apporte l'expérience vécue du Voyage du héros, deux points sont dignes d'attention, nous invitant à nous assurer de la justesse de notre posture vis-à-vis de nous-même et vis-à-vis des autres — toujours en tenant compte des circonstances.

     Paul Rebillot affirmait que le Voyage représente la structure du changement et que, l'ayant déjà vécu une fois, on risquait moins de se trouver dérouté par l'expérience d'une perte — habitudes bousculées par un déménagement, l'arrivée d'enfants… ou leur départ, adultes; trahison amicale, familiale, amoureuse, professionnelle; mort, succession…. Ayant vécu le Voyage, on sait mieux sur quoi porter son attention avant d'accéder à un possible renouveau (ni continuité, ni reproduction, mais création). On est plus lucide, on risque moins de se leurrer, et il est plus facile d'aller son chemin sans s'attarder à prendre les vessies pour des lanternes, les grandes démonstrations pour des sentiments authentiques, la mélasse émotionnelle pour des liens à préserver en l'état.

     L'expérience du Voyage aide à moins s'assujettir à des comportements convenus ou à tergiverser. Elle encourage à conjuguer vérité intérieure et circonstances extérieures pour trouver ce que l'on va estimer la posture juste vis-à-vis de soi et d'autrui quitte à, parfois, opter pour la précaution — après tout, les mythes sont truffés de ruses, voire de mensonges.

Alors, ici et maintenant… Qui, en nous, nous assure que notre posture est juste — non pas au sens convenu ou moral, mais en ce qu'elle “signe” notre cheminement singulier et ce que vers quoi nous guide notre désir? Du héros ou du démon, qui, véritablement, nous suggère notre ligne de vie, pas après pas?


T.K. et C.L.

Le héros n'est héros qu'après coup…

De la chair,

du ressenti, du symbole…

Et si héros et démon avaient partie liée?


Tony Khabaz et Catherine Lagarde


Le héros un vaillant terrasseur de monstres?…

Oubliez cette image simpliste à la Marvel!

Dans le Voyage dont nous parlons ici, l'enjeu tout autre…


Abe Odedina, No Surrender

“Situer le quotidien sous le signe de l'éternité”

À chaque étape,

“quitte ou continue”?

L'avant et l'après,

présents à tout moment

Une quête qui se

déploie “en boucle”

À la fois potentiel héros

et démon gardien…

Aller de l'avant,

encore et toujours…

La valeur du démon gardien fait celle du potentiel héros…

Campbell: l'intellect.

Rebillot: le vécu.