Vous animez l'école de gestalt et parcours expérientiels fondée par Paul Rebillot. Quelle est l'origine de ce travail?
Avant de fonder cette école, Paul Rebillot avait conçu et facilité un certain nombre de parcours expérientiels dont le premier et le plus connu est Le voyage du héros, créé en 1973. Très vite, il a été invité en Europe par les centres de développement personnel de divers pays, où son approche a suscité un grand intérêt. Parmi ceux qui participaient régulièrement à ses ateliers, certains ont souhaité acquérir les principes et pratiques permettant de concevoir et faciliter des ateliers tels que les siens. C'est ainsi qu'il a mis en place en 1988 le parcours de perfectionnement professionnel de l'école de gestalt et parcours expérientiels.
On entend beaucoup parler aujourd'hui du Voyage du héros. On a même pu lire "il y en marre du voyage du héros". Pourquoi cet engouement et, à l'inverse, ce rejet?
En fait, il existe autour du voyage du héros deux univers distincts, celui du développement personnel et celui des scénaristes hollywoodiens.
À la base, le voyage du héros retrace le parcours accompli par le héros entre le moment où il part à l'aventure et le moment de son retour. Ce parcours a été mis à jour par un spécialiste de mythologie comparée, Joseph Campbell. Campbell a toujours été passionné par les mythes et il en avait une connaissance approfondie. Il s'est aperçu que, quelle que soit la civilisation dont les mythes sont issus, ils observent tous le même cheminement. Ce cheminement, il l'appelle "monomythe" ou "voyage du héros". Cela remonte à 1949, date à laquelle il a publié Le héros aux mille et uns visages.
À partir de 1965, Campbell s'est régulièrement rendu à Esalen en Californie. C'est là que Paul Rebillot a eu l'idée de structurer un atelier autour du monomythe et, à partir de 1973, il est donc devenu possible de vivre de l'intérieur l'expérience du voyage du héros.
Du côté du cinéma, c'est George Lucas qui, le premier, a annoncé en 1977 avoir repris les thématiques du voyage du héros dans les scénarios de La guerre des étoiles. Depuis, la plupart des scénaristes hollywoodiens cherchent à en faire autant. Dans ce milieu, le voyage du héros est devenu une "structure narrative", une formule que l'on applique mécaniquement. C'est ce côté désincarné et répétitif qui amène certains scénaristes et cinéphiles à se rebeller.
Revenons-en au développement personnel : vous n'êtes pas le seul à proposer un atelier autour du voyage du héros.…
Cela fait longtemps qu'il est possible de vivre Le voyage du héros dans divers pays d'Europe en compagnie de facilitateurs qui se sont formés auprès de Paul Rebillot et dont il a reconnu la compétence. Depuis quelques années, on trouve en outre des ateliers, séminaires ou sessions individuelles proposés sous ce nom, mais dont le format et l'approche diffèrent. Pour vivre Le voyage du héros de telle sorte qu'il constitue une expérience qui sera pleinement intégrée, quelques partis pris doivent être respectés. D'une certaine façon, l'idée est de retrouver la simplicité d'un enfant quand il joue à être tel ou tel personnage. Le temps du jeu, il est ce personnage. Il est prêt à accueillir tout ce qui se présente, y compris ce qui n'est pas prévu dans le scénario d'origine.
Concrètement, qu'est-ce que cela implique ?
D'abord, c'est important de ne pas se cantonner à une démarche cérébrale. Il faut pouvoir vivre l'expérience à tous les niveaux. L'esprit a bien sûr son rôle à jouer, particulièrement sur le plan de l'imagination. Mais le cœur et les émotions doivent aussi entrer en jeu. Sinon, tout est plat. De même, le corps et les sensations jouent eux aussi un rôle essentiel. C'est à ce niveau que l'on s'assure d'être dans sa vérité personnelle et non dans un délire. Vivre le voyage du héros, c'est vivre une aventure qui vous engage dans tout votre être. Sinon, à quoi bon ?
Est-ce à dire qu'au sortir de cet atelier, on est un héros ?
Ni après, ni avant ! C'est d'ailleurs un grave malentendu qui semble se répandre ces derniers temps. Dans chaque mythe, on trouve non seulement un héros, mais aussi d'autres protagonistes : des alliés et des adversaires, les uns, de plus en plus favorables et les autres, de plus en plus redoutables à mesure que l'aventure se développe.
Or un mythe, ce n'est rien d'autre qu'une métaphore de la psyché humaine. Cela veut dire que chacun des protagonistes représente une facette parmi d'autres de l'humain.
Par exemple, on n'est pas seulement Antigone, mais aussi ses parents Œdipe et Jocaste ; sa sœur Ismène et ses frères Étéocle et Polynice ; son oncle Créon, ainsi que son cousin et fiancé, Haemon. Ils symbolisent le mouvement, en nous, de forces diverses qui s'allient, divergent, s'opposent, dialoguent… et dont la relation peut se figer tout comme elle peut évoluer.
Vous parliez de malentendu…
Effectivement, le problème est que si l'on s'identifie au héros et uniquement à lui, cela implique que c'est à l'extérieur que se situent les adversaires. Le risque est alors que l'on mette en place des relations dans lesquelles "où vous êtes avec moi, où vous êtes contre moi". Il n'est pas bien difficile de discerner à quels extrêmes ce type d'approche simpliste peut conduire…
À l'inverse, s'identifier à chacun des protagonistes, c'est un peu compliqué, non ?
C'est là où la gestalt apporte des pratiques qui donnent à l'expérience vécue du mythe toute son épaisseur. L'idée est d'aborder le point de vue de chaque protagoniste comme celui d'un aspect de soi-même. Autrement dit, si je m'identifie à ce protagoniste et que j'accepte de laisser surgir en moi ses sensations, ses émotions et ses pensées, j'éprouve de façon incarnée ce qu'il vit . Et les alliances ou les conflits par lesquels passent les divers protagonistes font place à une façon renouvelée de percevoir ce qui se joue en moi.
Est-ce une sorte particulière de gestalt ?
Il n’y a de gestalt que la gestalt. Comme l’a dit Fritz Perls lui-même, la gestalt est par nature expérientielle, centrée sur ce que la personne éprouve, ici et maintenant, dans la totalité de son être : sur le plan corporel et émotionnel et mental.
Par principe, la gestalt invite à se situer dans l'ici et maintenant, et dans la totalité de son être. Cela aide à oublier tout a priori. Que ce soit par le biais des sensations, des émotions ou des images, on se trouve surpris par ce qui surgit et c'est là où il devient fécond de vivre de l'intérieur le point de vue des autres protagonistes en présence. C'est là où l'expérience vécue trouve son authenticité.
Qu'est-ce que la notion de "parcours expérientiel" ?
Au-delà de la gestalt, ce que l'approche de Rebillot offre d'expérientiel, c'est le processus observé dans l'atelier, c'est-à-dire le cheminement étape par étape à travers lequel chaque participant est momentanément amené à oublier son personnage social habituel pour éprouver en profondeur l'expérience du voyage — tout comme, dans la dernière partie du parcours il est amené étape par étape à revenir vers ce qui fait son quotidien.
Il existe un deuxième aspect, essentiel, de ce que ce travail apporte d'expérientiel. Il s'agit de pratiques de théâtre proches des rituels. Il existe d'ailleurs à ce sujet un ouvrage récent, en anglais malheureusement, dans lequel un chapitre entier est consacré à Rebillot. Il excellait dans ce domaine et il y a formé ses élèves. L'idée du rituel consiste à reproduire, ou revisiter, ou créer les gestes et symboles qui, là encore, aident la personne à oublier son personnage public et à se mettre en contact avec les forces vives en soi.
Nous parlions du Voyage du héros et vous avez mentionné le mythe d'Antigone. Pourquoi ne pas explorer directement tel ou tel mythe qui m'intéresse ?
C'est tout à fait possible. Il existe pour cela un parcours intitulé Chemin des mythes où l'on vient pour explorer un mythe. Ce parcours constitue une première étape pour ceux qui souhaitent s'engager dans le cycle de formation. Mais il est bien sûr possible d'y participer uniquement pour le plaisir !
Paul Rebillot est mort en 2010. Y a-t-il un souvenir que vous aimeriez partager ?
Je garde un souvenir marquant de l'avoir vu formuler ses indications de travail en sous-groupe, puis observer ce que chacun faisait des possibilités offertes. Jamais je ne l'ai vu intervenir, y compris dans des situations où un participant "patinait". Toujours je l'ai vu, discret, faire confiance au processus qu'il avait proposé et, surtout, à la personne impliquée pour qu'elle en tire ce qu'elle était prête, elle, à en tirer.
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T.K.
Propos recueillis par Catherine Lagarde
“Si l'on s'identifie au héros et uniquement à lui, cela implique que c'est à l'extérieur que se situent les adversaires”
“Explorer le point de vue de chaque protagoniste comme celui d'un aspect de soi-même”
“Le voyage du héros,
créé à Esalen en 1973
par Paul Rebillot soulève
cinquante ans plus tard un intérêt toujours aussi vif”
“Vivre l'expérience en toute simplicité, dans toutes les dimensions de l'être que l'on est”
“Oublier tout a priori et se rendre disponible à ce qui surgit”
“Faire confiance au processus… et à soi-même”
“Une histoire
entre soi et soi-même”
Le voyage du héros, une aventure qui vous engage dans tout votre être
Entretien avec Tony Khabaz
Quelle que soit la civilisation dont les mythes sont issus, ils suivent tous le même cheminement, identifié par Joseph Campbell sous le nom de "Voyage du héros".
Paul Rebillot, une des grandes figures de la psychologie humaniste, en a tiré dès 1973 la possibilité d’effectuer un puissant voyage intérieur.
À l’heure où l'on parle de plus en plus du voyage du héros, état des lieux avec Tony Khabaz.
Ibrahima Ibrahim Sissoko