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Le voyage du héros

Les mythes sont-ils encore d'actualité ?

Tony Khabaz et Catherine Lagarde

Aussi vieux soient-ils, les mythes résonnent toujours dans le monde d'aujourd'hui. Chacun peut se mettre à leur écoute pour approfondir le sens qu'il donne à son action — en évitant certaines embûches…

Même croyant ‘ne rien connaître’ aux mythes, qui n'a entendu parler des travaux d'Hercule, de la quête de la Toison d'Or, ou de l'énigme du Sphinx? Tout comme ils surgissent inopinément dans les conversations, les mythes envahissent films d'action et jeux vidéo et ils habitent la création artistique contemporaine, faisant ainsi preuve d'une vitalité éclatante.

“Le mythe, c'est la vérité ultime”

Pour l'anthroplogue Joseph Campbell, “La religion, la philosophie, l’art, l’organisation sociale des humains de tous temps, les toutes premières découvertes de la science et de la technologie, les rêves mêmes qui font surface dans le sommeil, tout cela émane de la dimension fondamentale, magique, des mythes”.

Mais au-delà de l'aspect culturel ou religieux, est-ce bien raisonnable de s'intéresser aux mythes quand tant d'autres affaires se font pressantes? Après tout, chacun sait qu'un mythe, c'est aussi une histoire trompeuse, et pour qui entend vivre et agir dans ‘le monde réel’, mythe est synonyme d'illusion. Pourtant, affirme Thierry Gaudin, “Aucune société ne peut vivre sans mythes; ils sont cela qui donne du sens, cela qui guide les rêves, qui rend le mouvement possible et signifiant; ils sont la chair et le sang habillant le squelette des structures sociales. […] Le temps est à nouveau venu […] d’accepter ce qu’ils nous apportent.”

Alors… les mythes seraient-ils une des clés du sens dont on entend si souvent déplorer la perte? Il est vrai, en tout cas, que ce que nous offre le monde tourmenté dans lequel nous vivons aujourd'hui n'a rien à envier aux défis, luttes, ruses et destructions en tous genres, tout comme aux moments de pure beauté… qui abondent dans les mythes. On peut donc pressentir qu'il y a là une vérité qui peut éclairer ce que l'on vit.

Il ne s'agit pas pour autant de prendre le premier mythe venu au pied de la lettre et de s'y accorder exclusivement beau rôle. Aborder un mythe de l'extérieur et uniquement sur le plan de l'intellect, c'est en effet, au sens propre, “se raconter des histoires” et vivre dans l'illusion. Joseph Campbell le précise bien: “Si l’on interprète les mythes littéralement comme des récits factuels, alors les mythes sont des mensonges. Mais si on les considère comme le reflet de son propre monde intérieur, alors c’est la vérité. Le mythe, c’est la vérité ultime.” Car le mythe n'explique rien — il met en scène un mystère. “Chaque déité, dit encore Campbell, est une métaphore qui masque le mystère premier, l’énergie transcendante qui est à l’origine de l’univers, de votre propre vie — de la vie de tout un chacun. Quand on dit qu’on cherche le sens de la vie, ce que l’on cherche en fait, c’est à vivre en profondeur”. Ainsi, les mythes sont l'émanation de notre humanité intime et ils nous ouvrent l'accès au mystère que le monde et nous-même sommes à nous-même.

Réveiller en soi “l'enfant éternel des nouveaux départs”

C'est pourquoi il est inutile de se jeter sur les dictionnaires de mythologie ou de se plonger dans les nombreuses analyses qu'ont suscitées les mythes. En effet, s'il est une raison de s'intéresser aux mythes, c'est bien parce que cela n'est pas raisonnable, au sens premier du terme. Peu importe, donc, que l'on ‘connaisse’ tout ou rien aux mythes. L'univers des mythes nous touche au-delà de toute raison, de tout savoir, de toute érudition, de toute analyse et s'il est possible de l'aborder par l'intellect, cela ne suffit pas. Un mythe est fait pour être éprouvé et ressenti en profondeur — tandis que l'intellect capitule, le temps qu'il faut pour en vivre l'expérience.

Cette expérience, la plupart ont pu y goûter, enfants, en écoutant ou en lisant le récit d'un mythe. Frances Wickes, psychanalyste jungienne, en parle avec finesse et acuité: “De tout ce qui peut se dire avec des mots, les mythes sont ce qui approche le plus de la vérité. Ce dont ils parlent, c’est le sens intime de la vie. Émerveillement, joie, effroi, stupeur, création et recréation s’y mêlent. Les grandes images, héros et dieux, monstres et démons y tiennent leur place dans le théâtre éternel de la transformation. L’enfant les voit interagir dans leurs rôles respectifs. Et parfois, dans ses jeux, il recrée leur histoire et, ainsi, il participe à leurs vies de héros ou de dieu, de dragon ou de démon. L’espace d’un instant, il est le protagoniste qu’il incarne et il en tire l’intuition de ce que peuvent être les mobiles et les pourquoi de l’action. Puis il retourne à sa petite vie à lui; mais quelque chose des rôles joués subsiste en lui, non qu’il s’y identifie, mais il en garde une perception intuitive. Plus tard, les mots du mystère lui reviennent et leur vérité lui apparaît sous un autre angle, car des graines d’émerveillement ont été semées dans son petit jardin des nouveaux départs. Plus tard encore, elles peuvent éclore sous forme d’expérience numineuse [expérience affective du sacré] et, ébranlé et plein de respect, il sait que c’est là son expérience à lui de la vérité. C’est alors qu’il découvre, au sein du mythe éternel, le mythe personnel de sa propre destinée. (…) Pour autant que l’homme garde un cœur émerveillé, l’enfant éternel des nouveaux départs peut vivre en lui jusque dans son âge avancé.”

Ainsi donc, vivre de l'intérieur l'aventure d'un mythe permet de gagner en intuition de ce qu'est, pour soi, la vérité et la justesse de sa propre destinée. Wickes souligne ici plusieurs aspects essentiels: le pouvoir des émotions suscitées et leur variété, dépassant toute volonté de n'en éprouver que de positives et n'excluant ni effroi, ni stupeur; l'incarnation de tel ou tel protagoniste, nécessaire pour gagner en intuition sur les mobiles de l'action; le côté temporaire de l'expérience (on n'en sort ni fou, ni revenu au paganisme…); la certitude que c’est là une expérience pour soi de la vérité; la nécessité d'aborder cette expérience avec ‘un cœur émerveillé’; et, enfin, la possibilité de la vivre à tout âge.

Comment, donc, rendre possible une telle expérience, une expérience où, adulte, on pourrait se laisser aller à ‘jouer aux héros et aux monstres’ pour peut-être élargir ou renouveler sa perception du monde et de soi, de sa vérité d'être soi, et découvrir une nouvelle qualité de présence?

Mystère de l'humain, beauté du mythe

Tout d'abord, partir de ce qui sollicite l'imaginaire, fait rêver… intrigue! — non pas tant la raison que le ‘cœur émerveillé’… Un tableau, une sculpture, une BD, un film, une pièce de théâtre, un poème… Et voici que l'on a la puce à l'oreille, des images plein la tête et le cœur qui chavire. Une princesse phénicienne, Europe, chevauche les flots de la Méditerranée sur le dos d'un taureau merveilleux… Un jeune chevalier, Perceval voit arriver au milieu d'un repas une procession aussi étrange qu'inattendue … Deux frères mayas découvrent grâce à un rat qu'ils ne sont pas faits pour être jardiniers mais pour être de grands joueurs de balle… La déesse sumérienne de la vie et de l'amour, Inanna, partie à ses risques et périls rendre visite à sa sœur, reine du Monde d'En bas et déesse de la mort, se fait dépouiller, l'un après l'autre, de ses sept attributs de pouvoir…

Il faut, ensuite, savoir — et c'est sans doute tout ce qu'il y a à savoir — que le propre du mythe, aussi déraisonnable semble-t-il, est de présenter une logique, peut-être étrange mais toujours effective. D'où qu'ils viennent, les mythes observent une structure millénaire, éprouvée au fil de leur élaboration et de leurs développements. Ils suivent un parcours solidement établi, un itinéraire qui, au-delà de la diversité des civilisations, demeure commun à l'ensemble des grands mythes de l'humanité (ce que Joseph Campbell a décrit et nommé ‘monomythe’, ou ‘voyage du héros’).

Voici donc un récit à la fois profondément humain et mystérieux, doté d'une dense beauté et d'une dynamique robuste, ouvert à toutes les interprétations… C'est là ce qui, de tous temps, a inspiré tous les enfants rêveurs et joueurs parmi lesquels certains sont ensuite devenus poètes — musiciens, comédiens et danseurs; compositeurs, auteurs et chorégraphes; metteurs en scène et réalisateurs. Damien Jalet, danseur et chorégraphe, déclare ainsi dans un entretien accordé au Monde en 2014 : “Nous vivons dans une société où les rites n’ont plus leur place. Que les chorégraphes renouent avec ces formes souligne, me semble-t-il, leur besoin de “faire sens” dans un monde qui en manque, de se fondre aussi dans quelque chose qui les dépasse, une sorte de temps mythologique. On se sent moins éphémère lorsqu’on se connecte à un acte qui semble ancestral […] Il y a une vraie nécessité à revenir au réel, à la présence directe, au souffle. Et quelque chose de profondément jubilatoire à voir un groupe de gens évoluer collectivement dans une forme de dépassement des limites.”

Mais pour qui n'en a pas fait son métier, comment procéder pour se rafraîchir à la fontaine des mythes?

‘Jouer’ aux héros et aux monstres

Paul Rebillot (pionnier de la psychologie humaniste, et créateur en 1973 du Voyage du héros) a conçu en parallèle le parcours Chemin des mythes, qui permet à chacun d'explorer un mythe donné.

La visée est simple: éprouver en l'incarnant (en le mettant en acte) toute la densité d'un récit mythique, et en tirer soi-même (sans intervention extérieure) les enseignements pour soi (sans rien imposer à personne). Quant à la façon de procéder , elle est tout aussi simple.

Tout d'abord, s'abandonner au récit et à son cheminement, sans se prendre, soi au sérieux, et garder l'esprit du jeu (le ‘cœur émerveillé’…). Abandonner, donc, toute velléité d'analyse et de rationalisation, renoncer à anticiper ce que l'on va vivre et, au-delà de toute idée préconçue, accueillir ce qui émerge dans l'instant présent.

Faire confiance avant tout à son corps et s'appuyer sur ses sensations et réactions physiques, aussi surprenantes soient-elles (et d'autant plus quand elles le sont!) pour accueillir, sans les filtrer, les émotions qui vont de pair… aussi surprenantes soient-elles, elles aussi.

Se maintenir dans le flux. Que décrit l'histoire de ce que ‘je’ fais à ce stade? Quelle posture, quel geste, quelle parole émergent en moi… quelle sensation, quelle émotion… et, donc, quel geste, quelle parole… et, donc…?

C'est ainsi qu'un Orphée trouvant inconsciente son Eurydice se découvre persuadé d'un jeu amoureux auquel il se prête… jusqu'au moment où l'absence de l'autre le percute enfin. Ou qu'un Thésée venu tuer un Minotaure sanguinaire se retrouve face à un être qui ne désire que la mort qui pourra enfin le libérer de son infinie solitude… Vérité du mythe? À coup sûr, vérité de la personne chez laquelle cela apparaît inopinément.

Après coup seulement, la pratique de la gestalt, non pas thérapie mais simple processus d'exploration, peut aider à déterminer le sens à donner à l'expérience que l'on vient de vivre et, surtout, ce en quoi cela peut enrichir la vie de tous les jours.

Revenir au mythe pour redonner sens à son action dans les divers rôles que l'on est amené à jouer dans la vie personnelle et professionnelle, cela peut être une bonne idée. Car, comme l'affirmait Dainin Katagiri, maître zen, “Votre petite volonté ne sert à rien. Ce qu’il vous faut, c’est une grande détermination. La grande détermination n’est pas une question d’effort. Cela veut dire que l’univers tout entier est derrière vous et avec vous — les oiseaux, les arbres, le ciel, la lune et les dix directions”.

T.K. et C.L.


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